Argent sale: la mauvaise foi américaine
Les Etats-Unis se disent enfin prêts à lutter contre l'argent du terrorisme. Mais, après Ben Laden, s'attaqueront-ils à l'ensemble de la criminalité financière ?
Par JEAN DE MAILLARD
Jean de Maillard est magistrat. Il est l'auteur notamment d'«Un monde sans loi» (Stock 1998) et signataire de l' »Appel de Bruxelles ».
La globalisation économique et financière avait inventé une double chimère. Elle a fait croire à l'existence d'une mondialisation sans Histoire (et sans histoires), et à celle d'une criminalisation mondiale indiciblement heureuse et profitable pour tous. La première bévue a égaré les économistes et les dirigeants occidentaux. Aveugles aux désastres d'une financiarisation qui étend son empire sur toutes les relations humaines, ils ont oublié les laissés-pour-compte, ceux du lointain tiers monde comme ceux de nos proches banlieues. L'autre illusion a permis de récupérer, dans l'inavouable et le non-dit, les conséquences de ces mêmes désastres pour les réinjecter dans les marchés et faire de la criminalité une source d'inépuisables profits.
Les attentats du 11 septembre ont remis quelques pendules à l'heure, hélas dans le drame et l'humiliation. Ils ont eu pour effet pratique d'obliger les Américains à reconnaître, à leur corps défendant, la nécessité de lutter contre les financements occultes des réseaux terroristes. Immédiatement après leur avoir déclaré la guerre, le gouvernement américain a donc ajouté un volet financier au déroulement de ses opérations, sur un tempo tout aussi martial.
Les autres pays occidentaux se déclarant prêts à appuyer sans sourciller les efforts américains, la mobilisation va-t-elle effacer toutes les difficultés de la lutte contre la criminalité financière, si souvent dénoncées par les juges européens? La presse, qui relaie l'avis d'un certain nombre d'experts, s'est montrée plutôt dubitative. La complexité des circuits internationaux, l'opacité des échanges dans les pays orientaux, le rôle des paradis bancaires et fiscaux, la faiblesse des moyens d'action, tout cela est mis en avant pour conclure que les Etats-Unis et leurs alliés auront bien du mal à anéantir le réseau financier de Ben Laden. Il est vrai que la lutte contre la finance criminelle est aujourd'hui un échec complet. Personne n'est en mesure de contrôler l'essor prodigieux de l'économie et de la finance souterraines, qui se nourrissent de toutes sortes de trafics, de la corruption et de la fraude fiscale, et entretiennent grassement les réseaux mafieux, terroristes et sectaires. Les estimations les moins pessimistes évaluent à un milliard de dollars l'argent blanchi chaque jour dans le monde. Est-ce vraiment avec les moyens actuels de la lutte antiblanchiment qu'on viendra à bout de ce processus infernal?
On peut en douter. Pourtant, l'échec de l'enquête Ben Laden n'est pas si sûre. Pour une simple raison: parce que c'est Ben Laden et parce que ce sont les Etats-Unis. Audacieux serait le pays ou la banque qui - secret bancaire ou pas - rechignerait à se soumettre à une croisade financière appuyée par des porte-avions.
La vraie question est donc de savoir ce qui se passera après. Les Etats maintiendront-ils d'abord leur détermination à lutter, non seulement contre l'argent des terroristes, mais aussi contre celui des mafias, de la corruption, de la fraude fiscale...? Pour qu'on les croie, cette fois-ci, ils devront donner de sérieux gages de leur bonne foi car, dans le domaine de la lutte contre la criminalité financière et organisée, le décalage entre les effets d'annonce et les réalisations concrètes a été, jusqu'à présent, leur seule constance. Il y a dix ans, dans l'affaire de la BCCI (dont le réseau pourrait s'être reconstitué en partie autour de Ben Laden), les autorités américaines avaient elles-mêmes entravé l'enquête. Le scandale a débouché sur de piètres poursuites, bien en deçà de ce qu'auraient justifié les prédations accomplies par cette banque. Il est vrai que la CIA s'était franchement compromise avec cette dernière. Le détournement des milliards de dollars du FMI par la Banque de Russie, via la Bank of New-
York, s'est enlisé à son tour dans la mauvaise volonté de la justice américaine, qui a rapidement cessé de collaborer avec les juges suisses enquêtant de leur côté. Là encore, le FMI était en fait une victime bien consentante. Ces deux exemples, et il y en a beaucoup d'autres, montrent qu'il y a loin des cris d'alarme lancés par les autorités politiques à la réalité de leurs engagements dans la lutte contre les nouvelles formes de grande criminalité internationale.
Même si leurs intentions sont aujourd'hui sincères - ce qui reste à prouver -, il faut examiner les moyens avec lesquels ils annoncent vouloir agir. La vertu financière, qu'on prétend rétablir actuellement par le chantage aux canonnières, devrait venir en effet de ceux qui pointent les canons. Ce sont eux, il ne faut pas l'oublier, qui ont organisé les marchés financiers si bienveillants envers l'argent du crime et du terrorisme, et ouvert les portes des paradis bancaires et fiscaux aux fraudeurs et aux trafiquants en les fermant aux juges. Il faudrait donc tout revoir et reprendre les fondements mêmes de la politique antiblanchiment.
Le terme de blanchiment prête déjà à toutes les confusions. Il désigne une forme de criminalité apparue il y a une vingtaine d'années, quand on s'imaginait encore qu'il existait une société légale, dotée d'une économie «propre», toutes deux homogènes et étanches au crime. Si tant est que cette perception rassurante ait jamais eu quelque réalité, elle a cessé aujourd'hui d'en avoir. Il n'existe pas une économie légale d'un côté, qui serait, de l'autre, la cible et la victime innocente d'une économie criminelle qui lui demeurerait étrangère. Il y a une seule immense économie crimino-légale où la meilleure garantie d'impunité et même de prospérité pour les criminels, les terroristes et autres trafiquants, est d'utiliser toutes les ressources que leur offre la société qu'on persiste à appeler «légale». L'affaire Ben Laden aura au moins eu le mérite de l'illustrer à merveille. Ce qu'on nomme blanchiment n'est rien d'autre que le retournement des mécanismes de l'économie et de la finance globalisées contre elles-mêmes. Le problème est chez nous et pas ailleurs. L'enfer, ce n'est pas les autres, c'est nous.
Dès lors, le réveil des Etats-Unis, fraîchement convertis à la lutte antiblanchiment, n'est pas, quoi qu'on en pense, la meilleure des nouvelles. Il faut sérieusement craindre en effet qu'ils n'importent et ne pérennisent dans ce domaine les mêmes méthodes que celles qu'ils emploient pour ramener l'ordre dans les rues de Washington ou de New York. Pour endiguer la violence de leur société sans toucher aux causes de son exubérante criminalité, les Américains n'ont rien pu faire d'autre que de lui opposer une férocité plus grande de leur police et de leur justice. En déclarant la guerre financière au terrorisme comme l'annonce en a été faite, on prend par conséquent deux risques, auxquels les alliés des Américains devraient sérieusement réfléchir: le premier et le moindre, c'est d'être seulement les supplétifs des Etats-Unis. Ceux-ci changeront d'objectifs au gré de leurs alliances politiques et de leurs intérêts, et convoqueront leurs alliés pourles faire obéir docilement à leur diktat du jour, comme ils le font déjà dans leur «guerre» contre la drogue en Amérique du Sud. Le second risque, conséquence du précédent, c'est que la nouvelle guerre contre la criminalité financière se souciera peu d'éradiquer cette dernière, en mettant dans le système financier mondial un ordre dont les marchés n'éprouvent spontanément ni le besoin ni le désir. Plutôt que de résoudre les causes du grand désordre planétaire, on préférera superposer, à la violence chaotique de la dérégulation mondiale, la brutalité et l'injustice d'une répression sélective qui ne touchera ni aux paradis bancaires et fiscaux, ces pirates du droit international, ni à la rapacité aveugle des marchés financiers.
Voilà bien le pire: nous aurons à la fois la liberté, et la répression de la liberté. Précisons: la liberté pour les uns, la répression pour les autres. Et comme toujours, la posture libéro-répressive ne règle rien, car elle ne touche jamais à l'essentiel. Au contraire, elle le dissimule. On avait voulu nous faire croire que la mondialisation était un long fleuve tranquille. On voudrait maintenant nous convaincre que c'est une guerre. Ce n'est ni l'un ni l'autre. La mondialisation a pris le visage de la dérégulation, mais une autre mondialisation est possible: celle du droit, de la justice et de la sécurité. Parce qu'on a brutalement pris conscience que la globalisation, comme la vie, n'était pas le bonheur, que le crime qui la nourrissait ne l'était pas non plus, la rage de cette découverte devrait se retourner contre tous ceux qui n'ont pas entretenu ce rêve impossible. Souhaitons au moins que l'Europe ne sombre pas dans ce manichéisme suicidaire. ( 04.10.01 )